Autrefois, le Portugal avait refusé l’asile politique au peintre hongrois, Arpad Szénes, époux de Maria Helena Vieira da Silva. Bien fait. Nous, on les avait reçus à Paris. Elle se souvenait. Le père avait apporté un album dans la chambre des enfants : Les aventures de Kô et Kô, les deux esquimaux, illustrations de Vieira da Silva. L’album, on en avait détaché les images pour les accrocher au mur.
Maintenant, le couple fameux était à l’honneur. Dans la fondation qui abritait leurs oeuvres, au Jardin des Mûriers, les bleus de Vieira da Silva enchantaient la ville tandis qu’elle-même prenait vie sous le pinceau de son mari.
La ville marche, elle marche la ville. Il faut se dépêcher. Peut-être Lisboa bientôt ne sera plus. On se souvient encore du tremblement de terre, il y a deux siècles, qui détruisit un quartier entier. Les meubles raclent le parquet, l’armoire tremble, je me raccroche avant de tomber dans le précipice qui s’ouvre à mes pieds. Voltaire fut si ému de ce désastre qu’il se rebella contre les « optimistes ». Il ne fallait pas croire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Plus récemment, un incendie, rue Garret, la rue qui monte au Chiado. Tout à coup, le feu prend, la maison brûle, en quelques minutes des torrents de flammes embrasent nos vies. Nous allons tous périr. Maintenant ils ont reconstruit un centre commercial à la place du quartier incendié.
Tout pour l’homme moderne.
Encore avant, bien avant, il y eut certainement une éruption volcanique. Ces plaques tectoniques qui se heurtent, au lieu de sagement glisser l’une sur l’autre ! Et voici que la terre se boursoufle, dessinant des collines. Sept collines sur lesquelles on n’a pas craint de bâtir une ville. Et comment acheter le poisson quand vous habitez tout en haut ?
Pessoa lui avait emboîté le pas.
– La ville s’est bâtie elle-même, vous le voyez bien. Elle s’est écrite comme un poème avec ses rimes et ses rythmes.
– D’où cette impression qu’elle est en perpétuelle mouvance.
– Etonnez-vous que moi, Fernando Pessoa, l’enfant de la ville, le poète des lieux. je n’ai cessé d’être divisé. Comment se rassembler quand le sol se dérobe sous vos pieds ?
– Mais pourquoi être resté à Lisbonne ? Vous pouviez partir, vous enfuir.
– Vous ne m’avez pas lu pour poser cette question. Mes personnages, je les ai fait voyager. Tenez, Alvaro de Campos, je l’ai envoyé à Glasgow. Sans compter Ricardo Reis, médecin de son état, qui va s’installer au Brésil. Celui-là je l’envie réellement.
– Je ne parle pas de vos doubles, mais de vous.
– Pourquoi je suis resté ? C’est que Lisbonne est ma prison. Vous verrez, d’une rue à l’autre, c’est comme une ivresse qui ne vous lâche plus. Lisbonne est la ville du ressassement. On a beau la rejeter, elle vous tient.
Cette fois, elle ne répondit pas. Elle avait décidé de ne plus l’écouter. Devant cette mauvaise volonté, il finirait bien par se taire. Elle voulait être seule pour découvrir la cohérence, le mouvement général. Déjà il lui semblait que les ombres se répondaient, que de multiples échos couraient dans les arbres. Elle poursuivit son chemin. Monter, ouf, je suis arrivée au sommet, non, encore un effort, juste une volée de marches et tu y es.
Aujourd’hui elle irait voir le château Saint Georges qui dominait la ville. Une construction de pierres ocres, datant du temps des Maures, hérissée de tourelles. De là-haut, elle vit pour la première fois l’ensemble de la ville, avec le Tage qui s’en allait bravement affronter l’océan. Elle explora chaque tourelle, s’attarda dans la tour dite d’Ulysse. Là, des tourterelles avaient élu domicile dans le plafond de bois. Ailleurs, une femme, debout dans une échauguette, semblait attendre que la vie change. Un paon de service faisait la roue devant des enfants médusés. Sur le pavé élégant, une souche d’arbre toute en méandres jetait des ombres bleues. Dans le dessin des ombres, elle crut discerner Adamastor le hideux. Le chemin de ronde, comme il se doit, n’avait pas de fin. Voyons, suis-je déjà passée par là ? Elle aimait le vertige de cette configuration aléatoire.
La ville lui entrait par les jambes. Elle trébuchait parfois sur les petits pavés, noir et blanc, qui dessinaient des moutonnements à géométrie variable comme si les paveurs avaient voulu imiter le frémissement des nuages. Elle scrutait les murs, passait la main sur le lisse des carreaux de faïence, jamais les mêmes motifs ni les mêmes couleurs. Plusieurs fois, elle vit des femmes en noir à la fenêtre. De vieilles femmes. Elle leur souriait en pensant que son sourire illuminerait leur journée, mais les femmes la regardaient fixement sans réagir à ses signes d’amitié. Le long du funiculaire de Bicra, des enfants jouaient à se faire écraser. Du linge pendait sans vergogne aux fenêtres. Le linge des autres, l’envers du décor, comme les murs crevassés. A qui appartient cette bizarre chemise, cette serviette éponge, mâchurée d’avoir trop servi ? Un mouchoir s’envole. A moi ? Sur les murs, des tags, comme partout. Quand le funiculaire s’arrête, les voitures parquent sur les rails. Elles ont l’air incongrues, comme suspendues dans l’air.
Le soir, au restaurant, elle mangea des seiches dans leur encre, but du vinho verde et regarda droit devant elle. Je ne suis personne, disait Pessoa, absolument personne. On a beau se toucher le bras, se prendre la tête à deux mains, on reste en marge de soi-même, à côté.
– Impression de ne pas être né, voir Rimbaud, ce qui n’aide pas pour autant à mourir, croyez-moi.
Il était là, tout près d’elle, elle sentait sa présence et cette fois elle ne fit rien pour l’écarter.
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Quelle belle plume, mon ami, c’est excellent !
Texte passionnant, comme le dit Denise, et tout autant le lien vers lequel tu nous emmènes!
Vraiment très passionnant ce texte !